"Toute abstraction part d’une réalité dont certaines caractéristiques ont été abstraites. Le concret, en revanche, ne renvoie qu’à lui-même."
Max Bense




Repères biographiques :

Essai sur la « photographie concrète »

Dans les années 1958-59, non seulement la photographie artistique n’était pas reconnue, mais elle était même rejetée aux Beaux-Arts de Berlin et dans bien d’autres lieux. Une classe de photographie venait d’être créée afin d’enseigner les bases techniques au service des arts appliqués. Je m’inscrivis avec trois autres étudiants (Peter Lilienthal, Jörg Müller et Ralph Wünsche) à ce cours dirigé par le professeur Heinz Hajek-Halke. Avec son accord, nous transformâmes notre classe en un véritable laboratoire de photographies et films expérimentaux dont nous avions l’usage exclusif. Nous discutions passionnément de nos intentions créatives souvent très divergentes. Une amitié indéfectible est née entre Hajek-Halke et nous. Même les menaces de sanction les plus sévères de la direction de l’académie ne freinèrent pas notre enthousiasme.

Christoph Brockhaus écrit en 2003 dans son encyclopédie critique de l’art contemporain : « L'art allemand d’après-guerre connaît un profond bouleversement lorsque Pit Kroke suit de 1957 à 1962 les cours du sculpteur Hans Uhlmann et du photographe Heinz Hajek-Halke aux Beaux-Arts de Berlin. C’est le début d’éphémères mouvements artistiques antagonistes à l’Ouest. Côtoyant les expressions modernes grâce aux expositions et collections de Rhénanie et expérimentant lui-même sans relâche, Pit Kroke réfute catégoriquement toute orientation artistique gestuelle et individualiste, se consacrant à l’une des préoccupations de sa vie, la dualité ombre et lumière dans une approche plus cérébrale que sensorielle. Encouragé par son professeur, mais également par les pionniers du Bauhaus, il conçoit des compositions abstraites à travers la photographie, le film et la peinture. »

Créer à partir du clair-obscur une nouvelle réalité concrète exempte de toute référence dans laquelle la photographie serait sa propre expression a généré en 1959 une série de travaux nécessitant une désignation spécifique. Il ne s’agissait pas de graphisme lumineux. Ralph Wünsche et moi-même choisîmes le terme de « photographie concrète ». Terme également choisi pour la maquette du livre actuellement exposé à Würzburg. En raison de l’incompréhension de l’époque, ce projet composé de photos originales n’avait jamais été édité et était passé à la trappe. Nous avions même été contraints, après l’achèvement du film expérimental Studie 23 (« Étude 23 », 35 mm, N/B), 7 min, sonore), de démonter l’équipement prêté par un membre du Bauhaus (voir photo avec Hajek-Halke, Pit Kroke, Peter Lilienthal et Raph Wünsche). Le calme institutionnel revint en 1960 et notre groupe se dissolut.

Cinquante-cinq ans plus tard, ces travaux font l’objet d’un nouveau jugement. Je me réfère ici aux photos N/B constituant la maquette du livre sans évoquer nos nombreuses expérimentations. Il ne s’agissait point de créer un feu d’artifice d’images nouvelles, mais plutôt des variations sur le thème de la photographie concrète.

Aujourd’hui encore, le résultat me paraît satisfaisant dans le contexte du développement de la photographie contemporaine. Ces photos avaient un vrai sens, représentation unique de leur réalité intrinsèque. Libérée de la suspicion de trouver une réalité cachée derrière l’image, la photographie concrète s’inscrit par sa propre énergie dans la réalité.

Ce que l’on voit concrètement est sa réalité, son sens. Je prenais comme modèles les photos de Moholy-Nagy. J’appréciais leur liberté et leur construction, leur sobriété et leur allégresse. Je les ressentais comme une fusion entre l’être et la photographie.

Ce cycle de 27 photographies N/B réunies dans la maquette Photographie concrète de 1959 a été réalisé en collaboration avec Ralph Wünsche. Malheureusement, le texte que nous avions rédigé à l’époque a été perdu. Les photos, notamment de Moholy-Nagy et de Hajek-Halke, auxquelles le texte se réfère se trouvent au dos de certaines pages.

Pit Kroke, 2014
Traduit de l’allemand par Berthold Müller

Bibliographie :